LA RESPONSABILITÉ SOCIÉTALE & ENVIRONNEMENTALE DANS L’ÉVALUATION DES ÉTABLISSEMENTS PAR LA CTI
Échanges avec Patrick Obertelli
Entretien retranscrit par Camille Scotté et Nathan Coutable, Observatoire des Formations Citoyennes
Science Po, Polytechnique, HEC, AgroParisTech… Ces derniers mois, un « vent de contestation » - comme on pouvait le lire dans cet article du Monde[i] - souffle dans les grandes écoles d’ingénieur·e·s. De jeunes diplômé·e·s saisissent le moment symbolique d’une remise de diplôme pour questionner voire dénoncer leur formation qui ne leur semble pas adaptée à l'urgence écologique et sociale.
Alors que l’attention se focalise sur les discours des élèves, un nombre grandissant d’acteurs s’emparent également du sujet : associations, collectifs d’enseignant·e·s-chercheur·e·s, et même certaines directions d’écoles d’ingénieur·e·s. En 2022, le changement est également perçu jusqu’au sein de la Commission des Titres d’Ingénieur (CTI), chargée d’évaluer les écoles en vue de leur accréditation. En effet, les nouveaux critères d’accréditation dévoilés en février 2022 intègrent de façon plus marquée des notions de responsabilité sociétale. Ainsi, il est désormais exigé que les élèves maîtrisent des méthodes telles que l’analyse du cycle de vie d’un produit ou service ou bien acquièrent des compétences d’analyse systémique. Tous ces critères sont listés dans le nouveau rapport « Références et Orientations »[ii] (R&O) qui sert de fondement aux audits réalisés par la CTI.
Alors, à l’Observatoire des Formations Citoyennes[iii] (OFC) - association qui se donne pour mission d'apporter des éclairages sur les formations d'ingénieur·e·s et leurs problématiques actuelles - nous avons voulu en savoir plus sur les dessous de tels changements. Cet été, nous avons ainsi eu l'opportunité d'échanger avec Patrick Obertelli, initiateur du groupe de travail « responsabilité sociétale » à la CTI. L’occasion aussi de mieux comprendre comment cette institution se saisit du problème, et d’avoir des précisions quant au profil de l’ingénieur·e qu'elle souhaite promouvoir.
Patrick Obertelli est professeur émérite en sciences humaines et sociales à CentraleSupélec - Université Paris-Saclay et chercheur au Laboratoire Formation et apprentissage professionnels (FoAP), où ses travaux portent notamment sur la pédagogie dans la formation des ingénieur·e·s. Auparavant professeur de mathématiques, il a lui aussi bifurqué pour se tourner vers la psychologie et la sociologie. Après avoir travaillé sur la place des sciences humaines et sociales dans les formations d'ingénieur·e· lors de ses fonctions de présidence au réseau Ingénium[iv], il devient en 2010 expert de la CTI. Depuis 2016, il fait partie des 32 membres nommé·e·s de la commission[v]. En 2020, il initie le groupe de travail « responsabilité sociétale » à l’origine des dernières évolutions du référentiel de la CTI sur ces sujets.
L'entretien a été réalisé en visioconférence le 30 juin 2022, par les membres suivants de l'Observatoire des Formations Citoyennes : Nathan Coutable (chargé de la coordination nationale) Béatrice Jalenques-Vigouroux (enseignante-chercheuse en information et communication), Catherine Adam (enseignante-chercheuse en sciences de l’éducation et de la formation et en sciences du langage) et Emmanuel Rozière (enseignant-chercheur en génie civil).
Patrick Obertelli, professeur émérite en sciences humaines et sociales à CentraleSupélec - Université Paris-Saclay et chercheur au Laboratoire Formation et apprentissage professionnels (FoAP)
OFC : Pourquoi avoir souhaité créer un groupe de travail « responsabilité sociétale » à la CTI ?
P.O : Pour résumer, je dirais que c’est le sentiment d’un changement substantiel à plusieurs niveaux. D’abord, au niveau des écoles : bien que nombre d’entre-elles réfléchissent depuis plusieurs années à leur adaptation aux enjeux socio-environnementaux, c’est lors des audits de ces quatre dernières années que nous avons noté une franche transformation dans le traitement de ces questions. A cela s'ajoute bien sûr le contexte environnemental global, qui rend de plus en plus indispensable la prise en compte des notions de responsabilité sociétale et environnementale non seulement en entreprise, mais dans tout type d’organisation.
Convaincu que, face à des enjeux aussi complexes, le changement passe aussi par l’institutionnalisation, j’ai proposé en 2020 à deux collègues de la CTI - Isabelle Avenas-Payan (ingénieure en traitement d'images engagée dans les associations Ingénieurs et Scientifiques de France et Femmes Ingénieures) et Olivier Ammann (Directeur des études, SUPii Mécavenir) - de se joindre à moi pour soumettre à l’ensemble de la commission la création d’un groupe de travail dédié à ces questions.
Pourquoi avoir employé les termes de « responsabilité sociétale » plutôt que de « développement durable », par exemple ?
P.O : Nous employons le terme « responsabilité » au sens de la définition première du terme, qui évoque à la fois le fait d’être acteur et de répondre de ses actes[vi]. Nous avons donc privilégié cette notion qui, contrairement à la notion de « développement », renvoie à la prise en compte des finalités – ce qui nous semblait primordial. Quant au terme sociétal, il incorpore pour nous à la fois la dimension sociale et les perspectives futures de nos sociétés. Dans le référentiel, nous y avons ajouté le terme « environnemental », pour référence explicite aux enjeux environnementaux.
[NDLR : A noter donc que la notion de responsabilité sociétale et environnementale utilisée ici dérive de la RSE qui désigne la responsabilité sociétale des entreprises et inclut par définition les dimensions sociales, environnementales et économiques[vii] - [viii]
Comment s'est constitué ce groupe de travail ?
P.O : L’objectif était de mener une étude auprès des différentes parties prenantes afin de mieux intégrer les enjeux liés à la responsabilité sociétale et environnementale dans les critères d’accréditation du R&O. Et donc, in fine, d’inciter au changement dans les écoles. Nous avons donc constitué un groupe de travail relativement transversal d’une dizaine de personnes : deux membres du Bureau National des Élèves Ingénieurs (BNEI) ; plusieurs représentants de la Conférence des Directeurs des Écoles Françaises d’Ingénieurs (CDEFI) ; et quatre membres de la CTI.
En quoi a consisté votre travail ?
P.O : Nous avons mené une étude qui a duré environ un an. D’une part, nous avons conduit des entretiens qui, afin d’intégrer une grande pluralité de points de vue, ont inclus des représentants d’acteurs divers. D'abord, des écoles ou groupes d’écoles faisant partie de grands réseaux, et des écoles spécialisées plus isolées (école d’agronomie, école supérieure du bois, école du numérique, etc.). A celles-ci s'ajoutent différentes instances de l’État (ministère de la transition écologique, ministère de l’Europe et des affaires étrangères, conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies et plateforme RSE[ix]). Et enfin, des associations et sociétés savantes (GIEC, négaWatt, etc.), la Conférence des Grandes Ecoles (CGE), et bien sûr, des étudiants ou représentants d’étudiants. Pour chacun de ces acteurs, nous avons toujours essayé - et souvent réussi - à entrer en contact avec des interlocuteurs ou interlocutrices pertinents en termes de politique et de vision d’ensemble. D’autre part, en plus de ces entretiens, nous avons mené une recension de documents issus de sources variées allant de la recherche académique au militantisme. Nous avons ensuite présenté les conclusions de notre étude à la CTI et aux acteurs interviewés (sous forme de vidéo).
Comment les conclusions de votre étude ont-elles été reçues par la CTI ?
P.O : Nos conclusions ont fait l’objet d’un large consensus et n’ont donc pas rencontré de désaccord franc sur le fond. Ceci s’explique en partie par la conviction unanime que les compétences de l’ingénieur se doivent d’évoluer vis-à-vis des enjeux socio-environnementaux. Les discussions ont davantage porté sur la manière d’inclure ces conclusions dans le R&O, en particulier sur les questions de rythme à adopter et de potentielles difficultés de mise en place.
Comment ces conclusions se traduisent-elles dans le rapport R&O ?
P.O : Une des décisions majeures fut d’inscrire la responsabilité sociétale au sein de la stratégie de l’école. Ce qui envoie un signal fort : il ne s’agit plus de « sensibiliser les élèves » mais d’adopter une approche transverse. Dans le rapport R&O, on peut ainsi lire : « L’école a construit une stratégie en matière de responsabilité sociétale et environnementale qui irrigue son organisation, son fonctionnement et chacune de ses missions. Celle-ci est déclinée en objectifs qui font l’objet d’un suivi. »[x]
Une de ces missions est de permettre aux élèves d’acquérir « des compétences nécessaires pour accompagner les transitions écologique et énergétique en privilégiant une approche systémique »[xi]. Toujours dans cet esprit de transversalité, nous n'avons ajouté aucune compétence supplémentaire à la liste des 14 compétences déjà demandées, mais plutôt modifié plusieurs d'entre elles. En effet, l’enjeu ici n’est pas d’acquérir une énième compétence lors de sa formation, mais plutôt de faire évoluer l’ensemble des compétences vers une nouvelle culture compatible avec la responsabilité sociétale et environnementale.
Parmi ces compétences modifiées[xii] , « la capacité à concevoir, concrétiser, tester et valider des solutions, des méthodes, produits, systèmes et services innovants » à laquelle a été ajouté « en ayant préalablement un questionnement sur les usages ». Ou bien, « la maîtrise des méthodes et des outils de l’ingénieur : identification, modélisation et résolution de problèmes même non familiers et incomplètement définis, […] », qui a été complétée par « l’analyse de cycle de vie d’un produit ou service » et « la gestion des risques et des crises ».
Ces modifications du R&O peuvent-elle avoir un impact significatif selon vous ?
P.O : Ces modifications peuvent en effet paraître esthétiques. Mais, le fait que la responsabilité sociétale soit intégrée au cœur de la stratégie et des compétences requises montre bien que ces questions ne peuvent pas être prises à la légère. Lors des prochains audits, les écoles devront justifier de la prise en compte de ces modifications. Par exemple, les auditeurs examineront la façon dont l’école évalue les compétences. Les compétences ayant été modifiées, de facto ce qui est transmis et/ou ce qui est évalué va être transformé.
Mais les impacts attendus de ces modifications vont être progressifs, on ne peut pas s’attendre à des changements radicaux immédiats. Ne serait-ce que parce que nos exigences sont aussi proportionnelles à ce que peuvent faire les écoles, dont certaines sont plus avancées que d’autres. Néanmoins, on devrait voir dans moins de 10 ans des jeunes ingénieurs qui auront été fortement imprégnés par ces questions pendant leur formation.
Conclusion & regard de l’OFC
Bien que ce nouveau R&O n'apporte peut-être pas les ruptures espérées par certain·e·s, la vision de la CTI témoignée par ce rapport semble réellement encourageante. Il nous apparaît en effet particulièrement positif que la responsabilité sociétale n'ait pas simplement été accolée au rapport précédent mais plutôt traitée comme un sujet de fond visant à repenser formation et stratégie. Une avancée notable, même si certains points du rapport R&O nous ont semblé imprécis ou insuffisants, comme l'absence de définition de notions pouvant être sujettes à des représentations différentes (responsabilité sociétale et environnementale, analyse systémique) ; le traitement séparé de la responsabilité sociétale d'une part et de la responsabilité environnementale de l'autre ; ou encore une absence de critères liés à la responsabilité sociétale et environnementale vis-à-vis des échanges internationaux (modes de transports, durée, enseignements à promouvoir, etc.).
Quant à la suite, un enjeu important est probablement celui de la formation des expert·e·s chargé·e·s des audits, prévue au cours de l'année. En effet, la traduction des nouveaux critères dans les politiques d’établissement en dépendra. Enfin et surtout, reste à voir comment les différents protagonistes se saisiront de ces nouvelles recommandations. Difficile à ce stade d'en prévoir les effets, mais ce sera aussi l'occasion pour l'Observatoire des Formations Citoyennes d'étudier les évolutions en cours et à venir, et de les accompagner.
[i] Le Monde Campus (Juin 2022) – A Polytechnique et à Science Po, vent de contestation lors des remises de diplômes face à l'urgence climatique et sociale. https://www.lemonde.fr/campus/article/2022/06/25/a-polytechnique-et-a-sciences-po-vent-de-contestation-lors-des-remises-de-diplomes-face-a-l-urgence-climatique-et-sociale_6132043_4401467.html
[ii] Références et orientations, version 2022 (2021, 14 décembre), Commission des Titres d’ingénieur, https://www.cti-commission.fr/wp-content/uploads/2022/01/RO_Referentiel_2022_VF_2022-01-27.pdf.
[iii] Observatoire des formations citoyennes : https://asso-odfc.org/
[iv] Réseau Ingénium https://chaire-unesco.cnam.fr/rencontres/la-mrpp/reseaux-de-recherche/reseau-ingenium-483568.kjsp
[v] La commission en tant que telle est formée d'une assemblée de 32 membres nommés par arrêté du ministre chargé de l'enseignement supérieur. Au sein de la CTI, on trouve aussi des experts contribuant aux audits, de chargés de missions, d'un greffe, et d'une équipe de support. https://www.cti-commission.fr/
[vi] Définition du cnrtl « Obligation faite à une personne de répondre de ses actes du fait du rôle, des charges qu'elle doit assumer et d'en supporter toutes les conséquences ». https://www.cnrtl.fr/definition/responsabilit%C3%A9
[vii] https://www.economie.gouv.fr/entreprises/responsabilite-societale-entreprises-rse
[viii] https://www.iso.org/fr/iso-26000-social-responsibility.html
[ix] Plateforme RSE : https://www.strategie.gouv.fr/reseau-france-strategie/plateforme-rse
[x] Référentiel et Orientations, version 2022, page 8
[xi] Référentiel et Orientations, version 2022, page 8
[xii] Référentiel et Orientations, version 2022, page 21
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Science Po, Polytechnique, HEC, AgroParisTech… Ces derniers mois, un « vent de contestation » - comme on pouvait le lire dans cet article du Monde[i] - souffle dans les grandes écoles d’ingénieur·e·s. De jeunes diplômé·e·s saisissent le moment symbolique d’une remise de diplôme pour questionner voire dénoncer leur formation qui ne leur semble pas adaptée à l'urgence écologique et sociale.
Alors que l’attention se focalise sur les discours des élèves, un nombre grandissant d’acteurs s’emparent également du sujet : associations, collectifs d’enseignant·e·s-chercheur·e·s, et même certaines directions d’écoles d’ingénieur·e·s. En 2022, le changement est également perçu jusqu’au sein de la Commission des Titres d’Ingénieur (CTI), chargée d’évaluer les écoles en vue de leur accréditation. En effet, les nouveaux critères d’accréditation dévoilés en février 2022 intègrent de façon plus marquée des notions de responsabilité sociétale. Ainsi, il est désormais exigé que les élèves maîtrisent des méthodes telles que l’analyse du cycle de vie d’un produit ou service ou bien acquièrent des compétences d’analyse systémique. Tous ces critères sont listés dans le nouveau rapport « Références et Orientations »[ii] (R&O) qui sert de fondement aux audits réalisés par la CTI.
Alors, à l’Observatoire des Formations Citoyennes[iii] (OFC) - association qui se donne pour mission d'apporter des éclairages sur les formations d'ingénieur·e·s et leurs problématiques actuelles - nous avons voulu en savoir plus sur les dessous de tels changements. Cet été, nous avons ainsi eu l'opportunité d'échanger avec Patrick Obertelli, initiateur du groupe de travail « responsabilité sociétale » à la CTI. L’occasion aussi de mieux comprendre comment cette institution se saisit du problème, et d’avoir des précisions quant au profil de l’ingénieur·e qu'elle souhaite promouvoir.
Patrick Obertelli est professeur émérite en sciences humaines et sociales à CentraleSupélec - Université Paris-Saclay et chercheur au Laboratoire Formation et apprentissage professionnels (FoAP), où ses travaux portent notamment sur la pédagogie dans la formation des ingénieur·e·s. Auparavant professeur de mathématiques, il a lui aussi bifurqué pour se tourner vers la psychologie et la sociologie. Après avoir travaillé sur la place des sciences humaines et sociales dans les formations d'ingénieur·e· lors de ses fonctions de présidence au réseau Ingénium[iv], il devient en 2010 expert de la CTI. Depuis 2016, il fait partie des 32 membres nommé·e·s de la commission[v]. En 2020, il initie le groupe de travail « responsabilité sociétale » à l’origine des dernières évolutions du référentiel de la CTI sur ces sujets.
L'entretien a été réalisé en visioconférence le 30 juin 2022, par les membres suivants de l'Observatoire des Formations Citoyennes : Nathan Coutable (chargé de la coordination nationale) Béatrice Jalenques-Vigouroux (enseignante-chercheuse en information et communication), Catherine Adam (enseignante-chercheuse en sciences de l’éducation et de la formation et en sciences du langage) et Emmanuel Rozière (enseignant-chercheur en génie civil).
Patrick Obertelli, professeur émérite en sciences humaines et sociales à CentraleSupélec - Université Paris-Saclay et chercheur au Laboratoire Formation et apprentissage professionnels (FoAP)
OFC : Pourquoi avoir souhaité créer un groupe de travail « responsabilité sociétale » à la CTI ?
P.O : Pour résumer, je dirais que c’est le sentiment d’un changement substantiel à plusieurs niveaux. D’abord, au niveau des écoles : bien que nombre d’entre-elles réfléchissent depuis plusieurs années à leur adaptation aux enjeux socio-environnementaux, c’est lors des audits de ces quatre dernières années que nous avons noté une franche transformation dans le traitement de ces questions. A cela s'ajoute bien sûr le contexte environnemental global, qui rend de plus en plus indispensable la prise en compte des notions de responsabilité sociétale et environnementale non seulement en entreprise, mais dans tout type d’organisation.
Convaincu que, face à des enjeux aussi complexes, le changement passe aussi par l’institutionnalisation, j’ai proposé en 2020 à deux collègues de la CTI - Isabelle Avenas-Payan (ingénieure en traitement d'images engagée dans les associations Ingénieurs et Scientifiques de France et Femmes Ingénieures) et Olivier Ammann (Directeur des études, SUPii Mécavenir) - de se joindre à moi pour soumettre à l’ensemble de la commission la création d’un groupe de travail dédié à ces questions.
Pourquoi avoir employé les termes de « responsabilité sociétale » plutôt que de « développement durable », par exemple ?
P.O : Nous employons le terme « responsabilité » au sens de la définition première du terme, qui évoque à la fois le fait d’être acteur et de répondre de ses actes[vi]. Nous avons donc privilégié cette notion qui, contrairement à la notion de « développement », renvoie à la prise en compte des finalités – ce qui nous semblait primordial. Quant au terme sociétal, il incorpore pour nous à la fois la dimension sociale et les perspectives futures de nos sociétés. Dans le référentiel, nous y avons ajouté le terme « environnemental », pour référence explicite aux enjeux environnementaux.
[NDLR : A noter donc que la notion de responsabilité sociétale et environnementale utilisée ici dérive de la RSE qui désigne la responsabilité sociétale des entreprises et inclut par définition les dimensions sociales, environnementales et économiques[vii] - [viii]
Comment s'est constitué ce groupe de travail ?
P.O : L’objectif était de mener une étude auprès des différentes parties prenantes afin de mieux intégrer les enjeux liés à la responsabilité sociétale et environnementale dans les critères d’accréditation du R&O. Et donc, in fine, d’inciter au changement dans les écoles. Nous avons donc constitué un groupe de travail relativement transversal d’une dizaine de personnes : deux membres du Bureau National des Élèves Ingénieurs (BNEI) ; plusieurs représentants de la Conférence des Directeurs des Écoles Françaises d’Ingénieurs (CDEFI) ; et quatre membres de la CTI.
En quoi a consisté votre travail ?
P.O : Nous avons mené une étude qui a duré environ un an. D’une part, nous avons conduit des entretiens qui, afin d’intégrer une grande pluralité de points de vue, ont inclus des représentants d’acteurs divers. D'abord, des écoles ou groupes d’écoles faisant partie de grands réseaux, et des écoles spécialisées plus isolées (école d’agronomie, école supérieure du bois, école du numérique, etc.). A celles-ci s'ajoutent différentes instances de l’État (ministère de la transition écologique, ministère de l’Europe et des affaires étrangères, conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies et plateforme RSE[ix]). Et enfin, des associations et sociétés savantes (GIEC, négaWatt, etc.), la Conférence des Grandes Ecoles (CGE), et bien sûr, des étudiants ou représentants d’étudiants. Pour chacun de ces acteurs, nous avons toujours essayé - et souvent réussi - à entrer en contact avec des interlocuteurs ou interlocutrices pertinents en termes de politique et de vision d’ensemble. D’autre part, en plus de ces entretiens, nous avons mené une recension de documents issus de sources variées allant de la recherche académique au militantisme. Nous avons ensuite présenté les conclusions de notre étude à la CTI et aux acteurs interviewés (sous forme de vidéo).
Comment les conclusions de votre étude ont-elles été reçues par la CTI ?
P.O : Nos conclusions ont fait l’objet d’un large consensus et n’ont donc pas rencontré de désaccord franc sur le fond. Ceci s’explique en partie par la conviction unanime que les compétences de l’ingénieur se doivent d’évoluer vis-à-vis des enjeux socio-environnementaux. Les discussions ont davantage porté sur la manière d’inclure ces conclusions dans le R&O, en particulier sur les questions de rythme à adopter et de potentielles difficultés de mise en place.
Comment ces conclusions se traduisent-elles dans le rapport R&O ?
P.O : Une des décisions majeures fut d’inscrire la responsabilité sociétale au sein de la stratégie de l’école. Ce qui envoie un signal fort : il ne s’agit plus de « sensibiliser les élèves » mais d’adopter une approche transverse. Dans le rapport R&O, on peut ainsi lire : « L’école a construit une stratégie en matière de responsabilité sociétale et environnementale qui irrigue son organisation, son fonctionnement et chacune de ses missions. Celle-ci est déclinée en objectifs qui font l’objet d’un suivi. »[x]
Une de ces missions est de permettre aux élèves d’acquérir « des compétences nécessaires pour accompagner les transitions écologique et énergétique en privilégiant une approche systémique »[xi]. Toujours dans cet esprit de transversalité, nous n'avons ajouté aucune compétence supplémentaire à la liste des 14 compétences déjà demandées, mais plutôt modifié plusieurs d'entre elles. En effet, l’enjeu ici n’est pas d’acquérir une énième compétence lors de sa formation, mais plutôt de faire évoluer l’ensemble des compétences vers une nouvelle culture compatible avec la responsabilité sociétale et environnementale.
Parmi ces compétences modifiées[xii] , « la capacité à concevoir, concrétiser, tester et valider des solutions, des méthodes, produits, systèmes et services innovants » à laquelle a été ajouté « en ayant préalablement un questionnement sur les usages ». Ou bien, « la maîtrise des méthodes et des outils de l’ingénieur : identification, modélisation et résolution de problèmes même non familiers et incomplètement définis, […] », qui a été complétée par « l’analyse de cycle de vie d’un produit ou service » et « la gestion des risques et des crises ».
Ces modifications du R&O peuvent-elle avoir un impact significatif selon vous ?
P.O : Ces modifications peuvent en effet paraître esthétiques. Mais, le fait que la responsabilité sociétale soit intégrée au cœur de la stratégie et des compétences requises montre bien que ces questions ne peuvent pas être prises à la légère. Lors des prochains audits, les écoles devront justifier de la prise en compte de ces modifications. Par exemple, les auditeurs examineront la façon dont l’école évalue les compétences. Les compétences ayant été modifiées, de facto ce qui est transmis et/ou ce qui est évalué va être transformé.
Mais les impacts attendus de ces modifications vont être progressifs, on ne peut pas s’attendre à des changements radicaux immédiats. Ne serait-ce que parce que nos exigences sont aussi proportionnelles à ce que peuvent faire les écoles, dont certaines sont plus avancées que d’autres. Néanmoins, on devrait voir dans moins de 10 ans des jeunes ingénieurs qui auront été fortement imprégnés par ces questions pendant leur formation.
Conclusion & regard de l’OFC
Bien que ce nouveau R&O n'apporte peut-être pas les ruptures espérées par certain·e·s, la vision de la CTI témoignée par ce rapport semble réellement encourageante. Il nous apparaît en effet particulièrement positif que la responsabilité sociétale n'ait pas simplement été accolée au rapport précédent mais plutôt traitée comme un sujet de fond visant à repenser formation et stratégie. Une avancée notable, même si certains points du rapport R&O nous ont semblé imprécis ou insuffisants, comme l'absence de définition de notions pouvant être sujettes à des représentations différentes (responsabilité sociétale et environnementale, analyse systémique) ; le traitement séparé de la responsabilité sociétale d'une part et de la responsabilité environnementale de l'autre ; ou encore une absence de critères liés à la responsabilité sociétale et environnementale vis-à-vis des échanges internationaux (modes de transports, durée, enseignements à promouvoir, etc.).
Quant à la suite, un enjeu important est probablement celui de la formation des expert·e·s chargé·e·s des audits, prévue au cours de l'année. En effet, la traduction des nouveaux critères dans les politiques d’établissement en dépendra. Enfin et surtout, reste à voir comment les différents protagonistes se saisiront de ces nouvelles recommandations. Difficile à ce stade d'en prévoir les effets, mais ce sera aussi l'occasion pour l'Observatoire des Formations Citoyennes d'étudier les évolutions en cours et à venir, et de les accompagner.
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